RÉVOLUTION RUSSE

RÉVOLUTION RUSSE
RÉVOLUTION RUSSE

Ce sont les échecs militaires et les maladresses du tsar qui ont provoqué la chute des Romanov. L’abdication de Nicolas II ouvre la voie aux désordres dès le mois de mars. Selon tous les témoins, les impôts ne rentraient plus, la police avait disparu, l’armée était aux mains des comités de soldats. «Tout le monde parlait ou écrivait de l’aube à l’aurore.» De ce chaos émerge la puissante personnalité de Lénine, chef des bolcheviks, qui chasse Kerenski du pouvoir grâce à l’appui des ouvriers, des soldats et des matelots qui s’emparent du palais d’Hiver. La révolution russe se fixe trois objectifs: donner la terre aux paysans, l’usine aux ouvriers et la liberté aux nationalités opprimées. Mais le rétablissement de la paix demeure la condition essentielle du succès de la révolution.

Le gouvernement provisoire n’a guère pu prendre que des mesures de circonstance, justifiées par la nécessité, et d’ailleurs le plus souvent peu appliquées; son attentisme, son juridisme, même au temps de la «dictature» de Kerenski, entraînaient une inefficacité qui explique en grande partie son discrédit. Cependant, un grand nombre de projets de réformes, qui avaient été formulés avant février 1917, viennent alors au jour, présentés non par le Parti bolchevique, mais par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires très actifs au gouvernement. Pour ne citer qu’un exemple, les ministres successifs de l’Éducation nationale prévoyaient pour la rentrée scolaire d’octobre un programme de démocratisation de l’école, de développement de l’éducation populaire; déjà des règlements avaient été pris, rattachant les écoles du Saint-Synode au ministère (mesure à peine appliquée en fait, en raison de la résistance des autorités religieuses), facilitant le passage (sans examen) des écoles élémentaires aux écoles secondaires, créant des bourses d’études. Dans une réaction contre un système autoritaire et centralisé, la tendance générale est à l’autonomie, à la décentralisation, et non sans référence au système américain d’éducation, au développement des initiatives locales et sociales. Projets sans lendemain, mais repris et discutés dans les premiers mois de la révolution. À cet égard, le gouvernement provisoire fait le lien avec le passé.

L’année 1917, de février à octobre, a déterminé pour la Russie un nouveau cours de son histoire, par un abandon total de ses anciennes structures politiques et administratives au profit d’un régime économique et social inspiré du socialisme. De la révolution qui a renversé le tsarisme à la prise du pouvoir par le Parti bolchevique se sont établies en quelques mois les conditions du succès imprévu d’une «minorité agissante», dont l’action allait dans le sens des revendications populaires.

1. De l’Empire des tsars à la démocratie bourgeoise

En 1916 déjà, la prorogation de la Douma (élue en 1912), accompagnée d’un remaniement ministériel inspiré par Raspoutine qui porte au gouvernement des créatures de la cour, marque une rupture entre le tsarisme et le pays «réel», où les conséquences d’une guerre meurtrière et désorganisatrice créent un profond mécontentement. L’assassinat de Raspoutine en décembre, organisé par le prince Ioussoupov dans l’entourage même du souverain, fait présager un coup d’État dirigé contre Nicolas II; dans les milieux politiques et militaires est discuté le projet d’une régence au profit du grand-duc Michel, frère du tsar.

Mais, en février 1917, la détérioration de la situation alimentaire à Petrograd (institution des cartes de ravitaillement), la lassitude de la guerre, le spectacle, face à la misère du peuple, du luxe de privilégiés scandaleusement enrichis provoquent une vague de grèves et de manifestations où aux revendications de salaires et d’approvisionnement se mêlent les mots d’ordre politiques contre la guerre et l’autocratie. Plus graves encore sont les mutineries dans les casernes, l’occupation par les soldats de l’Arsenal et de la forteresse Pierre-et-Paul. Le mouvement de grèves s’étend rapidement à partir du 14 février, touche, le 18, l’usine Poutilov où la direction répond, le 22, par un lock-out. Le 23, 90 000 ouvriers ont cessé le travail, à l’occasion de la Journée internationale des femmes. La fin de février («les cinq jours», du 23 au 28) est décisive, marquée par des collisions sanglantes avec la police. Le 27 en effet, les ouvriers de Petrograd élisent un soviet (conseil) où les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires sont en majorité et ils en confient la présidence à Tchkeïdze, leader menchevique de la Douma. Au début de mars, le soviet se complète de députés élus par l’armée, et exerce dans la capitale le pouvoir réel (renforcé par l’ordre du jour numéro 1 qui place les comités de soldats sous sa direction unique).

Le jour même de l’élection du soviet (27 février), la Douma élisait un comité provisoire qui, après s’être efforcé en vain de rétablir l’ordre et de négocier un accommodement avec le tsar, contraint celui-ci à l’abdication (2 mars) et se constitue, avec l’accord du soviet, en gouvernement provisoire, présidé par le prince Lvov et comprenant le leader du Parti constitutionnel-démocrate (K.D. ou cadet) Milioukov, des «octobristes», tel l’industriel Goutchkov, et le socialiste-populaire (trudovik ) Kerenski, dont le rôle politique, entre avril et septembre, ira croissant.

Le 3 mars, le prince Michel ayant décliné la succession de Nicolas II, la Russie était devenue une démocratie politique et une république de fait, «bourgeoise» par les objectifs dominants du gouvernement provisoire, mais où la pression des soviets créait une dualité du pouvoir. Tandis que le gouvernement provisoire tente d’assurer une continuité par un «juridisme» qui repousse à l’élection d’une Constituante la décision définitive concernant les formes du nouveau régime, et, remettant à plus tard la solution du problème des terres, s’applique surtout à poursuivre l’effort de guerre, les soviets imposent des mesures révolutionnaires, en particulier la création de comités de fabriques et d’usines, et l’amélioration des conditions du travail industriel (journée de huit heures).

Le 27 mars, le gouvernement provisoire proclamait son intention de combattre «jusqu’à la victoire finale». De fait, la guerre extérieure, après avoir déclenché la révolution, continue à dominer l’événement, plus présente aux masses dont la voix se fait désormais entendre. Les sacrifices humains apparaissent très lourds: deux millions de tués, quatre millions de mutilés à la fin de 1916; mais le gouvernement provisoire, fidèle à ses alliances, ranime la lutte en lançant sur le Dniestr, contre les Austro-Hongrois, l’«offensive du 28 juin» 1917, qui, après un succès spectaculaire, échoue et ramène l’armée à ses positions antérieures. Au nord, les Allemands repoussent les Russes au-delà de la Duna et occupent les îles d’Oesel et de Dagö. Désormais, sur la ligne de front stable jusqu’à l’automne, l’armée russe, travaillée par la propagande bolchevique en faveur de la paix et reliée plus étroitement aux masses paysannes, se décompose peu à peu et devient un facteur essentiel de la révolution.

2. Le premier gouvernement provisoire

La victoire de la révolution dans la capitale avait animé subitement toute la vie politique du pays. Dès le 22 mars, soixante-dix-sept soviets s’étaient constitués dans les villes, sans compter les soviets de paysans, de soldats et les nombreux comités révolutionnaires. Une opinion publique s’exprime, dont Marc Ferro (étudiant le flot des télégrammes et des messages adressés au gouvernement) a montré la modération et les incertitudes; les soviets sont en général dirigés par des socialistes «modérés», en majorité mencheviks, qui «surveillent» le régime; les bolcheviks, plus intransigeants, sont en minorité, mais leur action, plus efficace, progresse dans les comités et reçoit une impulsion considérable par le retour de Lénine en Russie le 3 avril.

L’effondrement total et rapide du régime avait été une surprise pour les socialistes, en Russie même et à l’étranger. Lénine, en janvier 1917, ne croyait pas à une révolution proche. «Nous ne verrons peut-être pas, disait-il, nous autres les vieux (il avait quarante-six ans), les combats décisifs de cette future révolution.» Et avant de quitter Zurich, il écrivait aux ouvriers suisses: «La Russie est [...] un des pays les plus arriérés d’Europe. Le socialisme ne peut y être directement et tout de suite vainqueur. Mais [...] un essor formidable de la révolution bourgeoise démocratique [peut] faire de notre révolution le prologue d’une révolution socialiste mondiale.»

Or Lénine, dès son retour, rédige en avril un rapport sur Les Tâches du prolétariat dans la présente révolution (Thèses d’avril ) en dix points, qui constitue un changement complet dans la politique du Parti bolchevique et l’adaptation de sa tactique aux conditions sociales qui ont rapidement évolué en l’espace de deux mois. Ces thèses, publiées le 7 avril dans la Pravda (qui paraît à nouveau depuis le 5 mars) et présentées le 14 à la conférence des bolcheviks de Petrograd, sont adoptées le 25 avril par la conférence du Parti bolchevique (par 71 voix sur 118 votants).

Le point 1 répond au sentiment général d’hostilité à la guerre, la qualifiant de «guerre impérialiste, de brigandage», et condamnant le «défensisme révolutionnaire». Le point 6 répond, lui, aux vœux d’une paysannerie pauvre en proposant la confiscation des terres des grands propriétaires et leur partage immédiat – dans ce texte, la nationalisation des domaines de l’État (sans allusion à une collectivisation éventuelle) et l’abolition du droit de propriété restent des formules théoriques.

Quant à la position du parti sur l’avenir de la révolution, Lénine abandonne, par les points 2 et 5, l’idée d’une république de transition, parlementaire et bourgeoise, et demande le «passage immédiat à une république des soviets». La décision qui impliquait (point 3) le boycottage du gouvernement provisoire et le rejet de tout accommodement traçait désormais une ligne de séparation nette entre le Parti bolchevique et les Partis menchevique et socialiste-révolutionnaire, partisans d’une alliance avec la bourgeoisie constitutionnelle démocrate. Désormais, le Parti bolchevique, dont Lénine reconnaissait la faiblesse, devait, par un travail de propagande et d’explication (point 4), gagner à lui les soviets où les autres groupes révolutionnaires étaient plus influents et engager une lutte directe contre le gouvernement provisoire. La période d’avril à octobre, marquée par une dégradation générale de la situation intérieure et extérieure, voit le Parti bolchevique conquérir l’opinion révolutionnaire. Lénine lui-même garde une position avancée et minoritaire parmi les bolcheviks, et, après avoir réduit les oppositions dans son propre parti, il exploite avec souplesse et une extraordinaire lucidité une situation mouvante et les faiblesses du gouvernement provisoire.

La rapidité de l’effondrement de l’ancien régime s’expliquait par une «situation historique originale» associant des intérêts de classe et des tendances politiques et sociales très différentes (Lénine). Tandis que le gouvernement poursuivait la guerre, les masses populaires – on peut parler de masses, car la population tout entière est prise maintenant dans le mouvement révolutionnaire – expriment des revendications (tels le désir de paix ou l’application de la journée de huit heures qui abaisse la production en usine) incompatibles avec une politique belliqueuse. Il est vrai que, du point de vue des bolcheviks, ces masses et la classe ouvrière elle-même entrent dans ce mouvement «avec leurs préjugés petits-bourgeois, leur cécité politique» et des illusions conciliatrices. Le soviet de Petrograd s’était rallié à la guerre de défense nationale, et son président, accueillant Lénine à la gare de Finlande, l’avait invité à rejoindre les rangs de ceux qui défendaient la révolution «contre toute tentative ennemie, tant de l’intérieur que de l’extérieur». Il est vrai que la position intransigeante du gouvernement allait provoquer la première grande crise grave du nouveau régime et dresser le soviet contre lui.

La note adressée aux Alliés par le ministre des Affaires étrangères Milioukov le 18 avril, affirmant que la Russie tiendrait tous ses engagements envers eux et combattrait «jusqu’à la victoire finale» – allant bien au-delà du simple «défensisme» –, suscite, le 20 avril, une vaste manifestation antigouvernementale, où s’opposent, sur la perspective Nevski, forces nationales (K.D., élèves officiers, jeunes bourgeois et nobles qui dressent un tribunal pour juger «les espions allemands et Lénine») et forces révolutionnaires (soldats en partie armés et ouvriers). Collision sanglante, suivie le 21 d’une nouvelle manifestation ouvrière (100 000 participants) qui, reprenant le mot d’ordre du comité bolchevique, réclame la destitution du gouvernement provisoire, mais n’entraîne, sur l’intervention décisive du soviet, que la démission de Milioukov et du ministre de la Guerre Goutchkov. C’est alors (5 mai) la formation du premier ministère de coalition (ou deuxième gouvernement provisoire) auquel participe le soviet et qui comprend des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires. Son programme de conciliation est imprécis: il comporte à la fois l’ouverture de négociations pour une paix sans annexion ni contribution, le renforcement de l’armée par la démocratisation (pour une action non seulement défensive, mais «offensive»), et sur le plan intérieur de vagues allusions à «l’organisation de la production par l’État en cas de besoin», à «la réglementation de la jouissance des terres», à «la convocation rapide de l’Assemblée constituante». Le prince Lvov gardait la présidence du gouvernement où les personnalités les plus marquantes étaient les délégués du soviet Tseretelli (menchevik), Tchernov (socialiste-révolutionnaire), et surtout Kerenski. Ce dernier, ministre de la Guerre et de la Marine, entreprit aussitôt une tournée sur le front pour persuader les troupes de reprendre l’offensive. L’éloquence de celui que les bolcheviks ont appelé «le radoteur en chef» ne fut pas sans effet, mais l’offensive échoua, et les sentiments pacifistes de la plus grande partie de cette armée de paysans ne furent pas entamés: la flotte, elle, passait peu à peu au bolchevisme, à Cronstadt, puis à Sébastopol.

3. Les bolcheviks à la conquête des soviets

Dans le même temps se poursuivait dans les villes et les campagnes une lutte sociale, devant laquelle le gouvernement divisé restait impuissant. Le patronat, durcissant son attitude, refuse aux comités d’usines le «contrôle ouvrier» ainsi que toute concession et répond à la grève par le sabotage et le lock-out. À la campagne, les propriétaires menacés par les comités de village, qui commencent à occuper leurs terres, ne peuvent obtenir du gouvernement l’envoi des troupes pour rétablir l’ordre. Les revendications nationales s’ajoutent aux conflits sociaux. Malgré Kerenski, les Ukrainiens, qui se sont donné un gouvernement provisoire, forment des régiments nationaux et glissent vers le séparatisme. La faiblesse du ministère de coalition, pris dans ces contradictions, allait donner aux soviets un rôle prédominant qui apparaît déjà pendant la crise d’avril. Mais c’est justement à partir de cette crise que le Parti bolchevique, se plaçant délibérément dans l’opposition (Lénine écrivait alors «le gouvernement doit vider les lieux et céder la place aux soviets»), conquiert peu à peu les soviets, aux dépens des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, et suit – non sans résistance – les thèses de Lénine.

Lénine et le caractère socialiste de la révolution

Pour Lénine en effet, dont la tactique a paru à certains bolcheviks «aventuriste», ou tout au moins prématurée, l’existence des deux pouvoirs est «un enchevêtrement extrêmement original, nouveau», qui fait franchir à la révolution son stade bourgeois démocratique. Face à la bourgeoisie et à ses alliés réformistes (socialistes participant au gouvernement), le peuple est maintenant capable d’établir un gouvernement populaire des soviets, forme de dictature démocratique des ouvriers et des paysans. Allant au-delà des objectifs (paix, terre, liberté) non encore atteints, mais désormais insérés dans un avenir proche et virtuellement dépassés, il affirme le caractère déjà socialiste de la révolution russe. La personnalité et l’influence du leader ont joué un rôle capital dans l’adhésion du parti à ses thèses, comme ce sera encore le cas lors de son appel à l’insurrection armée en octobre. En effet la résistance du parti aux thèses d’avril a été générale et vient en particulier de Kamenev et de Staline (allié plus tard à Lénine).

La Pravda du 8 avril considérait le «schéma général» de Lénine comme inacceptable. «Si nous suivons Lénine, disait Kamenev, nous serons réduits à un groupe de propagandistes.» Pour Rykov, la réalisation des «gigantesques tâches révolutionnaires, qui incombent au parti, ne [l’] entraînera pas au-delà des limites du régime capitaliste». Dans la controverse qui se poursuit après avril, Lénine, soutenu surtout par les éléments gauchistes du parti, en particulier Chliapnikov (président de l’Union des métallos de Petrograd), fait valoir que le but immédiat ne sera pas l’instauration du socialisme (la Russie étant trop arriérée), mais le «passage au contrôle de la production et de la répartition par les soviets», ce qui était une perspective socialiste. De cette position résultaient le refus de composer avec les autres partis révolutionnaires et, à la campagne, l’alliance avec les catégories les plus pauvres, lorsque s’accompliraient avec toute la paysannerie la confiscation, déjà commencée sous une forme spontanée, et la répartition des terres. C’était poser des objectifs incompatibles avec l’existence d’un gouvernement «bourgeois», et entreprendre dans l’immédiat la conquête – pacifique – d’une majorité bolchevique aux soviets qui permettrait de renverser le gouvernement provisoire et d’établir un gouvernement soviétique de dictature prolétarienne.

La période de mai à octobre 1917 est tout entière emplie de la lutte des bolcheviks, utilisant la propagande et organisant des manifestations de masse contre le gouvernement provisoire, mais aussi contre les socialistes modérés, soutiens au ministère de coalition. Lénine prend la parole devant le congrès des paysans de Russie (réuni à Petrograd du 4 au 28 mai) et trouve un grand écho parmi les délégués où l’influence des socialistes-révolutionnaires est prépondérante. Il leur présente un programme immédiat de paix, de confiscation des terres en vue de leur partage, propose la formation de comités de paysans pauvres. Le congrès cependant repousse sa résolution et, faisant confiance au gouvernement provisoire, remet aux décisions d’une Constituante le problème de la «socialisation de la terre sur la base d’une jouissance égalitaire». Il a plus de succès à la conférence des comités d’usines de Petrograd où mencheviks et socialistes-révolutionnaires sont cependant en majorité.

L’analyse de la situation économique désastreuse, aggravée par la politique de lock-out des organismes patronaux, pose le problème du «contrôle ouvrier sur la production», dans lequel Lénine se refuse à voir une panacée, subordonnant son application effective et efficace à la victoire préalable des soviets. Sa résolution recueille une quasi-unanimité de vues, «premier grand succès du Parti bolchevique dans la conquête des masses depuis la révolution de février», selon ses propres termes. La campagne électorale pour les élections municipales est aussi l’occasion de présenter un programme simple et clair. Mais c’est au cours du mois de juin 1917 que le Parti bolchevique conquiert des positions décisives.

Le 3 juin s’ouvre à Petrograd le Ier congrès panrusse des soviets (qui se poursuit jusqu’au 24 juin), où mencheviks et socialistes-révolutionnaires sont en majorité (les bolcheviks détenant une centaine de sièges sur un millier de délégués); parmi les socialistes proches des bolcheviks se trouve Trotski rentré d’exil au début de mai. Dans une lourde atmosphère, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires doivent répondre aux critiques des délégués qui constatent que rien n’a encore été changé dans le régime social, l’administration, l’instruction publique; leurs chefs défendent le gouvernement de coalition qui «représente toutes les forces vives de la nation». Mais lorsque le menchevik Liber déclare qu’il n’existe pas en Russie un parti capable de prendre le pouvoir, Lénine lance son apostrophe célèbre: «Ce parti existe.» Entouré d’une foule hostile, le chef du Parti bolchevique soulève une grande curiosité chez les «mameluks» de province (Sukhanov), ainsi que l’opposition passionnée de Kerenski et de Tchernov qui l’accusent de semer la division. Après cinq jours de discussion, le principe de la remise du pouvoir aux soviets est repoussé par 543 voix sur 822 dans une résolution qui approuve l’action du gouvernement de coalition du 5 mai. Le 9 juin, prenant à nouveau la parole, Lénine critique l’attitude des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, mais ne peut emporter la majorité.

Le recours à la violence

C’est la «fin d’un grand espoir. Celui du passage pacifique au socialisme» (G. Soria). En effet, les positions se durcissent: elles opposent la réaction russe, qui s’appuie indirectement sur les partis «conciliateurs», et le Parti bolchevique, dont l’influence grandit parmi les ouvriers et les soldats de Petrograd. La manifestation, organisée par les soviets le 18 juin (déjà prévue par les bolcheviks pour le 10, mais qui avait été décommandée après l’intervention du soviet), donne pour la première fois la rue aux bolcheviks; ce sont leurs mots d’ordre qui figurent sur les drapeaux: «Tout le pouvoir aux soviets», «À bas les ministres capitalistes», «Il est temps de terminer la guerre»...

Au gouvernement provisoire, les ministres socialistes, avec Kerenski, en réglant le problème ukrainien par un accord qui risque, aux yeux des K.D., de compromettre l’unité de l’État, provoquent (2 juill.) la rupture de la coalition et une crise ministérielle, que les événements extérieurs (la contre-offensive allemande et les défaites de l’armée russe) en relançant le mouvement révolutionnaire, prolongent jusqu’au 24 juillet. La crise ministérielle déclenche une première manifestation spontanée (3-4 juill.) d’ouvriers et de soldats auxquels se joignent les marins de Cronstadt et qui sera bientôt dirigée par les bolcheviks. Elle se porte vers le palais de Tauride pour demander, en vain, au soviet d’assurer le pouvoir. Le gouvernement fait appel aux cosaques et à des troupes ramenées du front qui lui sont restés fidèles. Dans la ville en état de siège, l’armée disperse les manifestants et chasse des rues des centaines de familles ouvrières mourant de faim. Ces «journées de juillet», qui se soldent par quarante morts et quatre-vingts blessés, entraînent l’interdiction des journaux bolcheviques, l’arrestation de militants (parmi lesquels Trotski) et le passage dans la clandestinité de Lénine, qui se réfugie en Finlande. Une assemblée associant le Comité exécutif central des soviets, qui, à l’issue du Ier congrès panrusse des soviets, avait succédé au soviet de Petrograd, et le Comité exécutif du soviet des paysans approuve les mesures prises pour le rétablissement du maintien de l’ordre. Les désordres sont mis au compte de la propagande bolchevique dans l’armée. Lénine, qualifié d’agent du Kaiser et accusé de haute trahison, déclare que désormais toute évolution pacifique vers le socialisme est exclue; la question, dit-il, est ainsi posée par l’histoire: «Ou bien la victoire complète de la contre-révolution, ou bien une nouvelle révolution.» C’est le point de vue qu’il fait adopter au VIe congrès du P.O.S.D.R. (Parti ouvrier social-démocrate de Russie), tenu clandestinement en l’absence de Lénine, à Petrograd (dans le quartier ouvrier de Vyborg), dit «congrès de l’unification», qui admet des mencheviks de gauche (Trotski) et d’anciens bolcheviks momentanément séparés de Lénine à la suite du mot d’ordre de passage de la guerre impérialiste à la guerre civile. Il élit un Comité central de vingt et un membres et dix suppléants, parmi lesquels Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski recueillent dans cet ordre le plus de voix, et qui comprend également Staline, Sverdlov, Boukharine, Dzerjinski, Rykov, Kollontaï.

4. Le gouvernement de salut révolutionnaire

Le 24 juillet est formé le deuxième ministère de coalition présidé par Kerenski, président du Conseil et ministre de la Guerre, qui, avec l’accord du Comité exécutif central du soviet, constitue un «gouvernement de salut révolutionnaire».

Kerenski et la lutte contre-révolutionnaire

Il se fait donner des pouvoirs illimités pour rétablir l’ordre et la discipline dans l’armée (où le 12 juillet la peine de mort a été rétablie) et pour lutter résolument contre toute manifestation contre-révolutionnaire et anarchiste. Dans ce deuxième ministère auquel participent à nouveau les cadets, les socialistes sont violemment antibolcheviques; le «kaléidoscope géant» (Soria) qu’était le premier ministère de coalition subsiste, mais avec un nombre plus réduit de facettes; il est aussi divisé, certains socialistes (Kerenski, Tchernov) combattant le bolchevisme, tout en s’efforçant de soutenir les institutions révolutionnaires, alors que les ministres cadets représentent désormais la pure réaction politique.

La répression qui s’abat sur le Parti bolchevique, encourageant les actes de violence des organisations de droite (en particulier contre les sièges des syndicats), fait de Kerenski l’homme de la poursuite de la guerre, qui exige «un pouvoir de fer» pour «sauver la Patrie par des efforts héroïques». Son emphase verbale lui a certainement fait attribuer des positions idéologiques plus fermes que n’étaient ses convictions, et son action reste hésitante en face de l’antagonisme des forces de droite et du mouvement révolutionnaire. Il convoque le 12 août à Moscou, au Grand Théâtre, une conférence d’État consultative, manière d’états généraux, réunissant les délégués des groupes économiques patronaux, des syndicats et des groupes professionnels (enseignants, employés...), du corps des officiers, des Églises et des partis politiques, des mencheviks aux cadets; le Parti bolchevique, quant à lui, boycotte la conférence et manifeste son action par une grève générale qui paralyse tous les services de la ville. La conférence réunit 2 424 membres (dont 29 représentants des soviets) et est un «duel oratoire» (Milioukov) qui oppose bientôt Kerenski et le général Kornilov (général en chef des armées), en qui la droite place les espoirs de la contre-révolution. Kornilov, qui quelques jours avant le début de la conférence avait retiré du front de Riga (celle-ci sera prise par les Allemands le 21 août) quatre divisions dirigées sur Petrograd, arrive à Moscou avec une garde armée; il est accueilli à la conférence par des cris: «Vive notre sauveur! Vive la Sainte Russie!» Il prononce un discours où, analysant la situation dans l’armée qui se décompose, il réclame une discipline de fer, la dissolution des comités révolutionnaires et le renforcement du pouvoir central. Dès ce moment se dessine la perspective d’un coup d’État militaire.

L’épreuve de force

Dans les deux semaines suivantes se déroulent des pourparlers entre Kerenski et Kornilov, venu deux fois à Petrograd de son quartier général de Mohilev. Kerenski, après avoir, à la conférence d’État, déclaré que l’armée devait être soumise au gouvernement provisoire, qui ne permettrait ni à la droite ni à la gauche d’attenter aux libertés de la nation, négocie avec Kornilov en vue d’imposer des réformes militaires et de mettre fin au pouvoir des soviets. Mais Kornilov, appuyé sur le corps des officiers et une partie de l’armée, garde l’initiative des négociations et exige le remaniement ministériel (qui serait pour Kerenski la perte de son pouvoir), déclenchant ainsi la démission, le 26 août, d’une partie du ministère, et une nouvelle crise ministérielle qui se terminera seulement le 27 septembre. Kerenski réagit en exigeant de Kornilov la résignation de ses fonctions. Le généralissime, qui avait déjà fixé son coup d’État pour le 27 août, fait avancer ses troupes sur Petrograd.

Dans l’épreuve de force engagée entre Kornilov, «nouveau Boulanger» (M. Ferro), et le gouvernement, faible et indécis, se manifeste alors une solidarité révolutionnaire, où les bolcheviks sont au premier plan. Prenant parti aussitôt contre le putsch, ces derniers forment un «conseil de lutte» et créent un réseau de «comités de guerre révolutionnaires» (revkom ) pour soutenir le gouvernement et organiser la résistance. Leur expérience de la guérilla fait ses preuves. Par la désorganisation des transports et la propagande auprès des troupes de Kornilov, ils enrayent leur avance, tandis qu’à Petrograd, où Kerenski après sa volte-face a reçu l’appui du Comité central des soviets, toute tentative des officiers favorables à Kornilov est jugulée, et la ville mise en état de défense. Si la résistance est le fait de tous les partis révolutionnaires, le Parti bolchevique, faisant «une rentrée spectaculaire sur la scène politique» (Soria), en est l’élément moteur. Obtenant du gouvernement le droit pour le peuple de s’armer et la libération des prisonniers politiques de juillet, il formule un programme qui dépasse les tâches immédiates (remise des terres des propriétaires aux comités de paysans, organisation du contrôle des usines, imposition sur les biens capitalistes, droit des peuples de Russie à l’autodétermination, proclamation d’une république démocratique et convocation d’une Constituante) et qui, dans son ampleur, a surtout valeur de propagande auprès des masses populaires. Mais, sur le plan militaire, les bolcheviks font preuve d’une efficacité qui se traduit par les milliers d’engagements d’ouvriers dans les détachements de la Garde rouge, hâtivement armés, par la participation des unités en garnison dans la capitale, se ralliant au mot d’ordre de «défense de la révolution», et par un dynamisme offensif qui fait l’unité des forces révolutionnaires.

Le soulèvement armé dans Petrograd sur lequel comptait Kornilov n’a pas eu lieu; ses troupes piétinent, démoralisées par les agitateurs des soviets, à proximité de la capitale, face à celles qui sont restées fidèles au gouvernement. C’est l’échec dès le 29; Kerenski peut convoquer le général Krymov (commandant les troupes du putsch et qui va se suicider), il se proclame généralissime (31 août) et fait arrêter Kornilov et quelques généraux (1er sept.).

La fin des libéraux

L’effondrement du complot militaire avait cependant donné à Kerenski une nouvelle assurance, ranimé les espoirs des libéraux cadets et des socialistes modérés, attachés à la formule d’un gouvernement de coalition. Mais il marquait aussi le début de la conquête rapide, par le Parti bolchevique, d’une majorité dans les soviets. Dès le 31 août, le soviet de Petrograd vote contre une résolution du menchevik Tseretelli et adopte le texte proposé par les bolcheviks concernant le passage du pouvoir aux soviets. Le 5 septembre, il en est de même à Moscou, à propos d’un texte condamnant la politique du Comité exécutif du gouvernement provisoire; puis à Krasnoïarsk, à Kiev (8 sept.). Ce 8 septembre, le présidium du soviet de Petrograd passe aux mains des bolcheviks; et Trotski en est élu président. La bolchevisation des soviets s’effectue alors rapidement, dans la plupart des villes de province, et rallie même des mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Lénine, encore dans la clandestinité, avait du reste, en reprenant le mot d’ordre «tout le pouvoir aux soviets», proposé un compromis provisoire avec les socialistes modérés, dans un gouvernement d’où seraient exclus les cadets. Mais l’échec rapide du putsch rassemblait à nouveau socialistes-révolutionnaires et mencheviks autour de Kerenski. Celui-ci forme un «directoire» de ministres du gouvernement provisoire, et, devant les progrès du bolchevisme, il convoque une «conférence démocratique», qui se réunit du 14 au 22 septembre à Petrograd. Les bolcheviks y assistent, mais ils n’ont que 100 mandats sur les 1 775 dont dispose l’Assemblée; mais leurs interventions ont un effet décisif. Appelée à se prononcer sur le principe de la coalition, l’Assemblée le vote à une faible majorité (766 voix contre 688) et, par un second vote, exclut les cadets de la coalition (493 voix, 72 abstentions); la résolution générale annulant les résultats du premier vote rejette le principe même de la coalition par 813 voix contre 183 et 80 abstentions. Ces votes contradictoires amènent la conférence (par décision d’une commission spéciale) à passer le problème sous silence.

Le seul résultat positif des délibérations fut la création d’un organe permanent, qui, sous le nom de Conseil de la République (ou Préparlement), devait être un corps représentatif formant transition avant la réunion d’une Assemblée constituante, et la désignation d’un bureau de cinq membres, chargé de constituer le gouvernement. Le 25 septembre est constitué le troisième et dernier ministère de coalition, qui aura un mois d’existence. Placé sous la présidence de Kerenski, il comprend des cadets (l’industriel Konovalov) et des socialistes modérés. Mais, à la première réunion du Conseil de la République, les bolcheviks (au nombre de 53), après avoir acclamé Trotski, quittent la séance pour aller «aux barricades».

5. La prise du pouvoir par les bolcheviks (fin septembre-octobre)

Les bolcheviks, devant la Convention démocratique dont ils dénonçaient l’inutilité, avaient déclaré que seul le IIe congrès des soviets (prévu pour le 20 octobre) pourrait constituer un véritable gouvernement. Cependant l’orientation politique du nouveau gouvernement de coalition et surtout l’évolution de la situation révolutionnaire qui renforce leur influence déterminent Lénine à hâter la décision de prise du pouvoir par les soviets et à organiser l’insurrection armée.

Le retour de Lénine

Après avoir, depuis Helsinfors, adressé au Comité central du parti une série de lettres où il analyse la crise politique et sociale qui commande une action immédiate, Lénine rentre à Petrograd dans la dernière semaine de septembre (à une date qu’il est difficile de préciser), sans sortir de la clandestinité, et il s’efforce par des messages et des articles de presse de convaincre le Comité central du parti du fait que «la crise est mûre» et que le moment est donc venu de renverser le gouvernement provisoire. Il apparaît à la séance du Comité central du 10 octobre (12 présents), où, après dix heures de discussion, une «résolution» (on hésitera ensuite entre les mots «résolution» et «décision») sur la nécessité de l’insurrection est votée à l’unanimité moins deux voix (celles de Zinoviev et de Kamenev). Un bureau politique du Comité central est formé, comprenant sept membres (Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski, Staline, Sokolnikov, Boubnov). Aucune mesure pratique n’est prise cependant jusqu’au 16 octobre, date à laquelle se réunit, sur la demande instante de Lénine, un Comité central élargi, où sont présents des délégués du Comité du parti et du soviet de la ville de Petrograd, des syndicats et organisations militaires, des comités d’usines. Cette assemblée approuve la résolution du 10 octobre et vote par 20 voix contre 2 et 3 abstentions le texte proposé par Lénine appelant toutes les organisations «à la préparation minutieuse et intense de l’insurrection armée». Ce Comité central crée ensuite un Centre militaire révolutionnaire (C.M.R.) qui coiffera toutes les organisations et imposera les directives bolcheviques. Lénine n’avait pas obtenu ces succès sans de grandes difficultés, une partie des dirigeants bolcheviques refusant de risquer l’avenir du socialisme sur un coup de force et craignant à la fois la défaite et l’isolement du bolchevisme. Après la réunion du 16, Kamenev et Zinoviev, qui avaient voté une fois de plus contre les propositions de Lénine, rendirent même publiques leurs positions par une déclaration parue dans le journal Novaja Ziz (La Nouvelle Vie ) le 18 octobre. Et Kamenev, démissionnant du Comité central, mais élu président du IIe congrès des soviets qui se réunit le 25 octobre au moment même où la lutte insurrectionnelle commençait, faisait adopter à l’unanimité une résolution demandant la formation d’un gouvernement socialiste de coalition. Ces hésitations pouvaient se justifier autant que la décision de Lénine, qui a eu le mérite d’une rare lucidité, et aussi la chance du succès. Car les forces modérées et de droite demeuraient puissantes, soutenues par la presse, par l’administration encore en place et par une opinion sans doute majoritaire. Mais une situation prérévolutionnaire avait été créée qui faisait basculer peu à peu, contre un gouvernement qui avait montré son incapacité, les masses populaires aux prises avec les problèmes d’existence.

Misère et anarchie

En octobre 1917, en effet, la situation intérieure de la Russie est catastrophique; l’inflation du papier-monnaie, le poids des dettes de l’État (plus de 40 millions de roubles dont une quinzaine dus aux pays étrangers) rendent inévitable une banqueroute financière. L’économie est fortement touchée par la désorganisation des transports, la pénurie de matières premières et de charbon dans les usines, la baisse de production provoquée par le jeu des grèves et des lock-out; de mars à août 1917, 568 entreprises ferment leurs portes et, en automne, la moitié des usines métallurgiques de l’Oural et du Donbass. L’approvisionnement des villes se fait de plus en plus rare, et les prix montent rapidement (24,8 p. 100 en 1917 par rapport à 1913), en particulier ceux des denrées alimentaires (83,6 p. 100 à Moscou).

La misère pousse aux solutions plus radicales la classe ouvrière; une proportion croissante de celle-ci, politiquement animée par les partis révolutionnaires, entre dans les syndicats (qui ont en octobre 2 millions de membres, ouvriers et employés dont la moitié à Petrograd et à Moscou), elle multiplie les grèves revendicatrices (qui s’étendent au pays tout entier, chez les mineurs du Donbass, les métallurgistes de l’Oural, les ouvriers du pétrole à Bakou, ceux des usines de textiles de la région d’Ivanovo-Voznessensk), et elle prend de plus en plus l’initiative de l’occupation de l’usine et de l’organisation d’un contrôle ouvrier de la production. Cependant, à la campagne, où le problème des terres n’est pas réglé, la paysannerie pauvre commence à mettre la main sur les domaines des nobles (officiellement 440 cas en août, et 958 en septembre), mouvement spontané qui doit son ampleur moins à la propagande qu’aux différences de situation des paysans, qu’aggrave l’anarchie du marché. La politique du gouvernement provisoire paraissait formelle, irréelle. La période de sept semaines qui a précédé l’insurrection a été qualifiée de «dictature de Kerenski», moins à cause du caractère réel d’un pouvoir qui était faible, divisé et très contesté, qu’en raison du comportement d’un chef de gouvernement dont les efforts pour rétablir son autorité restaient vains et dont les décisions autoritaires demeuraient lettre morte. Aussitôt après le putsch manqué de Kornilov, Kerenski, jouant «l’homme d’ordre» sans en avoir les moyens, décrète la dissolution des comités et organisations de résistance et veut désarmer les ouvriers. Devant l’insurrection imminente, il demande le soutien du Conseil de la République, qui lui est refusé par les socialistes. La garnison de Petrograd, dès le 22 octobre, a exprimé sa volonté d’assurer la prise du pouvoir par le IIe congrès des soviets. Kerenski ne peut compter que sur les cosaques et les élèves officiers pour résister à l’insurrection; celle-ci éclate le 25 octobre au matin.

L’insurrection d’Octobre (25 octobre-1er novembre)

Tandis que Kerenski quitte Petrograd pour se rendre au-devant des troupes qu’il a rappelées du front, matelots, soldats, ouvriers, gardes rouges s’emparent du palais d’Hiver, dispersent le Préparlement, arrêtent les membres du gouvernement provisoire. Les troupes qui s’avancent sur Petrograd, peu disposées à se battre, voient leur avance enrayée comme deux mois plus tôt; leurs chefs entrent en pourparlers avec les bolcheviks; Kerenski parvient à échapper à l’arrestation. Cependant, à Petrograd, puis à Moscou, les tentatives des élèves officiers pour rétablir le gouvernement ont échoué. Sur le plan politique, la révolution bolchevique est triomphante le 1er novembre.

La victoire des bolcheviks en octobre 1917 est sans aucun doute l’œuvre de Lénine, qui a fait admettre aux dirigeants bolcheviques la nécessité de s’engager dans l’insurrection armée. Il est certain aussi que la clarté, la simplicité et le réalisme (que leurs adversaires qualifiaient de démagogie) des mots d’ordre avaient une force de persuasion beaucoup plus grande que les programmes incertains des autres partis révolutionnaires. Enfin, les bolcheviks étaient les seuls à avoir formé cet instrument de lutte efficace qu’était un parti restreint, composé d’une élite de militants décidés, ayant l’expérience d’une action concertée et organisée. Octobre 1917 est le résultat d’un volontarisme révolutionnaire opérant à partir d’analyses lucides de situations mouvantes.

Mais la prise du pouvoir n’était pas la révolution et il a fallu au régime économique quelques mois, au régime social quelques années pour donner une image du socialisme. Jusqu’à la paix de Brest-Litovsk (1918), les autorités bolcheviques discutaient encore avec les directions d’usines la possibilité d’une économie mixte où l’État aurait la majorité des actions dans les entreprises industrielles. Le poids du passé restait lourd et le rythme de transformation encore imprécis, dans une situation générale où les revendications essentiellement matérielles des masses populaires, la résistance passive des cadres et une large opposition antibolchevique créaient au nouveau gouvernement des difficultés qui paraissaient insurmontables.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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